D’aucuns y verront un plan marketing destiné à des couples «bobo» avides de communion avec la nature, un délire de parturientes en Birkenstock ou encore la volonté de quelques sages-femmes extrémistes. Pourtant, le retour à un mode d’accouchement physiologique (sans intervention médicale) au sein de différentes maternités suisses trahit une véritable préoccupation de tous les acteurs de la santé.
L’ouverture de maisons de naissance à l’hôpital incarne une vraie révolution sous-tendue par un questionnement profond sur l’obstétrique telle qu’elle est pratiquée depuis des décennies et dont le point d’efficacité optimale a désormais été dépassé. Pire, de nombreuses études le démontrent: la technologisation croissante de l’accouchement a pour conséquences des effets délétères sur la mère et l’enfant. Un sacré retour de balancier pour des sociétés qui visent la sécurité avant tout.
«Notre société met l’accent sur les risques de la nature non sur ceux de la technique.»Irène Maffi, professeure d’anthropologie, Unil
Nouvelles complications. Augmentation de la morbidité et de la mortalité, cas de détresse respiratoire chez le nouveau-né, hospitalisation et convalescence prolongée, risques d’anémies graves, utérus cicatriciel… De multiples complications peuvent être corrélées à la hausse massive du taux de provocations et de césariennes dans les pays développés et en voie de développement.
Longtemps source de discordes entre les membres du corps médical, tous s’accordent désormais à dire que l’augmentation de la technique et de la surveillance fœtale n’apporte pas véritablement d’avantages, en particulier chez les femmes dont les grossesses ne sont pas à risque.
«Grâce à l’obstétrique moderne, d’énormes progrès ont été faits pour la sécurité de la mère et de l’enfant, mais désormais, on plafonne en termes de bénéfices, appuie Patrick Hohlfeld, chef du département de gynécologie-obstétrique-génétique du CHUV à Lausanne. Ce qui nous préoccupe vraiment, c’est que la multiplication des césariennes accroît notamment la possibilité que le placenta soit mal placé lors de grossesses ultérieures, ce qui est source de complications et de morbidité très importantes. Ce genre de cas n’arrivait que très exceptionnellement par le passé, nous y sommes désormais confrontés plusieurs fois par année.»
Changer les mentalités. Avec un taux de césariennes annuel de plus de 32%, la Suisse est l’un des pays d’Europe où cette pratique s’exerce le plus après le Portugal (33%) et l’Italie (38,4%), la moyenne de l’OCDE s’élevant à 25,8%. Des proportions jugées inacceptables aux yeux de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), pour qui le taux optimal de césariennes se situe entre 5 et 15%. Au-delà de ce palier maximal, l’OMS juge le recours à la césarienne comme abusif et ayant un impact plus négatif que positif.
Dénoncé par de nombreux acteurs, cet enjeu majeur de santé publique qu’est la surmédicalisation inappropriée de l’accouchement ne suscite néanmoins que peu l’attention de la classe politique suisse. A l’inverse d’autres pays, comme l’Angleterre ou les Pays-Bas, qui ont mis en place de nouveaux modèles de soins obstétricaux centrés sur les patients, la politique de santé en termes de santé maternelle est quasiment inexistante dans notre pays. Encore plus étonnant, l’augmentation des coûts engendrés par la multiplication des césariennes ne semble pas réellement attirer l’attention des assurances, pourtant traditionnellement très zélées et toujours enclines à dénoncer ce qu’elles considèrent comme des abus.
Initiatrice d’un postulat accepté en 2009 par le Conseil des Etats sur la hausse du taux de césariennes en Suisse, la sage-femme et sénatrice Liliane Maury Pasquier (PS/GE) a vu sa démarche être repoussée par deux fois, faute d’accord sur la question: «Mon objectif était de pouvoir réaliser une étude sur les causes et les conséquences de la césarienne avec l’aide de la Société suisse de gynécologie obstétrique et l’Office fédéral de la santé publique. Mais personne ne voulait la financer.» Après trois ans, l’étude en question va enfin voir le jour et une rencontre avec l’ensemble des partenaires de discussion aura lieu fin mai. Résultat espéré: obtenir des pistes d’explication au phénomène d’augmentation constante de l’usage de la césarienne et porter l’attention du plus grand nombre sur les conséquences de cette pratique.
Stratégie du risque. La démarche est certes salutaire, mais elle pourrait se révéler insuffisante, tant certaines valeurs semblent profondément ancrées au sein de la conscience collective. «Notre société, et en particulier en ce qui concerne la reproduction, est affectée par une logique du risque, analyse Irène Maffi, professeure d’anthropologie à l’Université de Lausanne. Nous vivons dans une culture qui met l’accent sur les risques de la nature et non sur ceux de la technique.
De facto, le corps de la femme est soumis, lors de la grossesse et de l’accouchement, à des procédures médicales standardisées comme si toutes les femmes étaient à haut risque, alors que seule une petite minorité l’est réellement.» Une approche qui, selon la chercheuse, ne nous permet pas de voir les effets délétères de certains actes médicaux sur le bon déroulement de l’accouchement. «Il s’agit souvent de situations en cascade. Une première intervention en entraîne une autre et ainsi de suite. Au final, la patiente en arrive à dire: “Heureusement que j’étais à l’hôpital sinon cela se serait mal passé”, alors même que tous ces actes auraient été inutiles si le premier n’avait pas eu lieu.»
Cette logique centrée sur le risque prend également corps dans les protocoles mis en place en milieu hospitalier, et notamment par l’utilisation systématique du monitoring, dont le but est la surveillance du cœur fœtal durant le travail. Et ce alors même que de nombreuses sociétés professionnelles, dont le Royal College of Obstetricians and Gynaecologists, ont démontré que cette pratique est inappropriée pour les grossesses à bas risque. L’évidence scientifique révèle que, dans ces cas-là, cette pratique augmente le risque de césarienne d’environ 20% sans bénéfice pour la mère et l’enfant.
«Que cela soit les patients, les médecins ou les sages-femmes, personne ne veut prendre le moindre risque, confirme le professeur Hohlfeld. On a l’illusion que plus de médecine, c’est plus de santé; or, ce n’est souvent pas le cas. On en fait trop, c’est évident.»
Maison de naissance à l’hôpital. La situation pourrait cependant être amenée à évoluer. Le corps médical tend désormais à appuyer les résultats de nombreuses études démontrant que les structures de soins maternels gérées par les sages-femmes conduisent à de meilleures issues maternelles et néonatales que les structures traditionnelles.
De ce fait, et dans le sillon de Genève, Aigle, Berne et Zurich, qui offrent des structures alternatives en milieu hospitalier, le CHUV mène actuellement une réflexion sur un projet pilote en Suisse dans le cadre d’un hôpital universitaire. S’inspirant des modèles anglo-saxons, véritable berceau de la tendance, une unité d’accouchement physiologique pourrait voir le jour au sein de la maternité lausannoise.
Centrée sur les besoins de la femme, prônant un retour à l’intime, cette unité aura pour objectif de réaliser des accouchements sans aucune intervention médicale. Pas de péridurales pour contrer les douleurs, donc, mais l’utilisation de méthodes alternatives et d’un gaz hilarant, l’entonox, employé dans les unités anglaises du même type.
Malgré le dogme que représente désormais l’utilisation de la péridurale et la forte demande des patientes dans ce sens, son absence représente un obstacle surmontable selon Irène Maffi: «De par les pratiques médicalisées dans lesquelles l’accouchement s’inscrit en milieu hospitalier, les femmes sont mises dans une situation où elles ne peuvent vraiment tolérer les douleurs. Celles-ci sont acceptées différemment dans un cadre où le rôle de la femme est plus actif.»
Répondant aux sollicitations toujours plus nombreuses vers un retour à une forme d’accouchement plus humain, la maison de naissance du CHUV, dont l’impulsion s’est faite en automne 2010 par un groupe de sages-femmes, souhaite permettre une prise en charge individualisée de l’accouchement, tout en répondant aux différences culturelles de chaque patiente. «L’idée serait d’avoir une unité distincte à l’intérieur de l’hôpital, un service complet où l’on accompagne les femmes et leur partenaire pendant la période de la grossesse, de l’accouchement et du post-partum», explique Françoise Maillefer, sage-femme en charge du dossier.
Espoirs de changements. Une nouvelle unité qui doit encore recevoir l’aval du conseiller d’Etat en charge de la Santé Pierre-Yves Maillard qui se montre d’ores et déjà ouvert à voir ce projet se développer, car cela «permettrait de confronter de manière constructive et rationnelle certaines pratiques et convictions, notamment entre maisons de naissance et hôpitaux».
Une confrontation constructive, mais également de profonds espoirs de changement de paradigme: «Je souhaite que l’existence d’un centre de naissance physiologique au CHUV influence le suivi et la prise en charge des accouchements dits médicalisés, confesse le professeur Hohlfeld. J’espère que, à terme, on puisse être plus attentifs au processus naturel et que cela nous incitera à être moins interventionnels pour des femmes ayant besoin d’une approche différente.»
Une nouvelle conception de l’accouchement pourrait donc bien voir le jour à l’hôpital, sans forceps…
Crainte des maisons de naissance
«Cela peut porter à confusion»
Gardiennes jusque-là des accouchements naturels sans intervention médicale, les maisons de naissance s’inquiètent, par la voix de leur association faîtière et d’un communiqué de presse diffusé à très large échelle, de l’utilisation de l’appellation «maison de naissance» par les hôpitaux. Favorable à voir la tendance physiologique se déployer, l’Association suisse des maisons de naissance craint néanmoins que cela ne crée la confusion auprès du public et que cela ne porte tort à leur cause. «Les hôpitaux doivent trouver un autre nom pour leurs unités physiologiques, défend Barblina Ley, présidente de l’association. L’appellation n’est certes pas protégée, mais nous nous sommes battus pendant quinze ans pour être enfin reconnus par la LAMal. Une différenciation doit être faite.» |